3
Le seigneur se raconte

La nuit était tombée sur la mer Sombre et Koutoubia Ben Guéliz regardait les étoiles pour s’orienter. Minho dormait toujours et les chevaliers se préparaient à faire de même. Lolya discutait à voix basse avec Médousa pendant que Béorf, toujours à la barre, bâillait à s’en décrocher la mâchoire. Le vent était presque tombé et La Mangouste berçait lentement l’équipage au rythme du lent mouvement des vagues. Sous la lumière blafarde d’une lune bien ronde, l’ambiance chaude et humide de la nuit incitait à la discussion et aux confidences.

— Comme tu sais, Amos, lorsque tu as quitté Bratel-la-Grande pour te rendre à Berrion avec Junos, lui rappela Barthélémy, j’ai pris la gouverne de la capitale et nous avons commencé à reconstruire la ville…

Penché sur la balustrade et le regard perdu dans l’horizon, Barthélémy poursuivit en racontant à Amos les péripéties qui les avaient conduits plus tard, lui et ses hommes, à Arnakech.

— Les gorgones avaient complètement détruit Bratel-la-Grande, dit-il, et les habitants se sont sérieusement retroussé les manches pour faire renaître la capitale de ses cendres. Junos nous a donné un fameux coup de main en nous envoyant des maîtres maçons, des ouvriers et, surtout, beaucoup d’argent nécessaire à la reconstruction. Ensuite, nous avons vite repris notre place dans le commerce de la région et rétabli nos liens avec les autres royaumes. Je serai éternellement reconnaissant à Junos de son aide et le lui dirais avec plaisir si… s’il était encore en vie…

— Détrompe-toi, Barthélémy, il est bien vivant ! lui affirma Amos. Je l’ai libéré des gobelins durant la guerre de Ramusberget. Berrion a été complètement détruite elle aussi, non pas par les gorgones, mais par les bonnets-rouges. Et la dernière fois que j’ai vu Junos, il retournait dans sa ville pour la reconstruire.

— Ah, ça alors ! Bien ! s’exclama Barthélémy. Enfin de bonnes nouvelles ! C’est justement en chevauchant vers Berrion pour lui porter secours que je me suis fait avoir comme un gamin par les gobelins. Je t’expliquerai plus tard. Comme je te disais, nous avions commencé à reconstruire Bratel-la-Grande et notre souverain s’était même déplacé, quelques semaines après la libération, pour nous rendre visite…

— Je croyais que tu étais le seul maitre à Bratel-la-Grande ? s’étonna Amos.

Je le suis, mais nous faisons partie d’une fédération de royaumes qui dépasse largement le pays des chevaliers de la lumière, expliqua le seigneur. Bratel-la-Grande est une des capitales regroupées dans une union de quinze royaumes où les chevaliers sont maitres. Tous les dix ans, nous procédons à l’élection d’un souverain provenant de l’un de ces royaumes. Cette structure politique permet de meilleurs échanges commerciaux et nous procure une excellente défense de notre territoire. Enfin… disons qu’elle n’a pas été fameuse contre les gorgones et les bonnets-rouges, mais nous devons nous réunir pour débattre du sujet.

— Et est-ce que d’autres royaumes sont tombés aux mains des gobelins ? demanda Amos, très intéressé.

— Non, répondit Barthélémy. Seule Berrion a été lourdement touchée. Les autres capitales ont bien résisté et les gobelins ont été vite repoussés vers le nord. Ces sales gobelins ! Lorsque Berrion a été attaquée, des pigeons voyageurs nous ont avertis en portant des messages de détresse. Avec une vingtaine de mes hommes, je suis immédiatement parti en éclaireur, mais j’avais sous-estimé la puissance de nos ennemis. Nous avions une journée d’avance sur mes armées, elles aussi en marche vers Berrion, lorsque qu’un bataillon de bonnets-rouges nous est tombé dessus. Six chevaliers sont morts en combattant ces monstres et… et comme nous étions inférieurs en nombre, ils nous ont faits prisonniers. Ces têtes de linotte nous ont ensuite réduits en esclavage et nous avons dû les servir comme s’ils étaient des rois. Ils nous ont fouettés et torturés, humiliés et outragés ! Je jure que si je trouve le moyen de me venger de ces créatures et du sang impur qui coule dans leurs veines, je me… je jure… que…

Des larmes montèrent aux yeux de Barthélémy, mais il se racla la gorge pour éviter de pleurer. Après quelques secondes de silence, il continua :

— Si tu avais vu les horreurs dont ces monstres sont capables… c’est… c’est inimaginable. Enfin… je… je te remercie beaucoup de nous avoir sortis de là. Je t’en suis très reconnaissant.

— C’est tout à fait normal, Barthélémy, tu aurais fait la même chose pour moi.

— Oui, évidemment que je l’aurais fait, confirma le chevalier avant de poursuivre. Ces bonnets-rouges nous ont amenés à Arnakech pour nous vendre afin d’acquérir de meilleures armes. On dit que, malgré leur défaite dans les royaumes du Nord, ils sont encore nombreux et qu’ils n’attendent qu’un bon chef capable de regrouper leurs différents clans. Plusieurs prétendent que leur dragon n’est pas mort et qu’il respire encore dans la montagne du Nord. Il faut être complètement cinglé pour croire aux dragons !

Amos continua de se taire et choisit de ne pas parler de Maelström à Barthélémy. Malgré toute la confiance et l’amitié qu’il avait pour le seigneur de Bratel-la-Grande, le porteur de masques jugea que la sécurité du jeune dragon dépendait avant tout du secret de son existence. Il songea à l’œuf qu’il avait rapporté de la caverne de l’Ancien et à la petite créature qui prenait maintenant des forces dans la vieille forteresse souterraine de la colline d’Upsgran. Laissé aux bons soins de Geser Michson, le jeune dragon se développait dans la plus grande discrétion.

— J’espère retourner bientôt à Bratel-la-Grande ! soupira Barthélémy. J’ai tellement de choses à accomplir pour mes gens…

— Nous y retournerons sans tarder, lui assura Amos. Et Frilla, ma mère, et Sartigan, mon maître, nous accompagneront.

— Oui, tu as raison, il faut garder espoir ! Bon, je vais remplacer Béorf à la barre, fit le chevalier pour conclure l’entretien. Nous avons planifié des tours de garde et c’est à moi de prendre le premier relais de nuit.

— Oui, je sais, et puisque moi, s’amusa le garçon, je ne suis pas de garde cette nuit, je dormirai pour deux !

Barthélémy sourit et alla relever l’hommanimal.

Amos demeura accoudé à la balustrade et regarda danser les vagues sous la lune. Il ne resta pas seul bien longtemps, car Lolya vint le rejoindre. Elle se plaça tout près de lui.

— Alors, comment ça va ? lui demanda-t-elle.

— Très bien, répondit le garçon en lui donnant un petit coup d’épaule pour l’agacer.

— Hé ! tu as envie de te battre ? dit Lolya en lui rendant son coup.

— Pas avec toi en tout cas ! Tu es bien trop forte pour mes petits pouvoirs…

— C’est vrai que tu es du genre faible ! le taquina encore Lolya. Je pourrais même te briser les os d’une seule petite claque.

Amos se mit à rire un peu et les épaules de Lolya commencèrent aussi à sauter. Puis les deux jeunes se regardèrent du coin de l’œil et s’esclaffèrent sans retenue. La fatigue de la journée avait fait son œuvre et, pendant un bon moment, ils s’amusèrent de bon cœur.

Lorsqu’ils eurent repris leur sérieux, Lolya s’éclaircit un peu la voix et dit :

— Tu sais, Amos, tout à l’heure je parlais avec Médousa et elle me conseillait de… comment te dire ? Elle me disait que… je devrais…

— Mais qu’essaies-tu donc de me dire ? l’interrompit Amos en souriant. Tu n’as pourtant pas l’habitude de tourner autour du pot. Je dirai même que, normalement, tu es plutôt directe ! Est-ce que quelque chose te gêne ?

— Oui, euh non… Bien, tu vois…, reprit Lolya, de plus en plus mal à l’aise. C’est assez difficile à dire et je crains que notre amitié en souffre. Alors, tu vois, lors de notre première rencontre à Berrion, alors que j’étais sous l’influence de la draconite, tu m’as sauvée et, depuis, je ne t’ai jamais vraiment remercié…

— Mais si, répliqua Amos. Même que tu m’as remercié plusieurs fois déjà.

— Non, ce n’est pas ça, le coupa Lolya. Comment te dire… Dès que tu as vu mon état, tu as tout de suite su ce qu’il fallait faire. Je me rappelle que tu as rapidement retiré la pierre de ma gorge, et c’est ainsi que j’ai su que j’étais sous l’emprise du baron Samedi ! Tu ne crois pas que cette intuition que tu as eue veut dire quelque chose ?

— Bien, puisque tu m’en parles, déclara Amos, il est vrai que je repense souvent à cette histoire. Justement, depuis l’aventure à Berrion, je fais des rêves étranges dans lesquels je mange une pomme d’or pour ensuite exploser dans une grande lumière. Dans ces mêmes rêves, il m’arrive aussi d’apercevoir un elfe à la peau noire et aux cheveux blancs, bien calé dans un fauteuil, et qui me tend la main. Finalement, je ne comprends toujours pas pourquoi, lors de ton arrivée, ce matin-là, j’avais les dents complètement noires.

— Tu ne penses pas que c’est un signe ? questionna Lolya en replaçant nerveusement ses cheveux.

— Oui, oui, acquiesça Amos, songeur. C’est vrai, on dirait bien qu’il y a une foule de symboles dans ces rêves…

— D’accord, oui, mais bon… Ce n’est pas tout à fait ce que je voulais dire, bredouilla la jeune fille. Ce que je veux dire, c’est que je suis revenue vers toi à cause de certains rêves m’indiquant que je n’étais pas à ma place chez les Dogons, et aussi parce que j’ai vu ta mère dans une vision, et je suis revenue aussi pour… à cause de… parce que je suis… je suis…

— Oui ? Tu es… ? l’encouragea le garçon, de plus en plus intrigué.

— Oui, c’est ça… En fait, je suis… am… am… am… je suis am… amie avec toi, voilà ! Je suis amie avec toi ! finit par lui dire Lolya, incapable d’avouer son amour.

— Ah bon ! Mais moi aussi, je suis « ami avec toi », répondit Amos en lui faisant un clin d’œil. Écoute, je suis content que tu sois là. Je t’assure que ton amitié m’est très précieuse et que tu n’avais rien à craindre en me la déclarant.

Évidemment, Amos n’avait pas saisi son message, mais Lolya sourit quand même en se demandant pourquoi elle n’avait pas pu révéler son secret. Elle aurait voulu lui dire qu’elle était revenue de chez les Dogons parce que sa vie, loin de lui, semblait terne et inutile. Elle désirait qu’il sache l’importance qu’il avait pour elle et que, depuis leur toute première rencontre, son cœur ne battait plus que pour lui. La jeune nécromancienne avait bien essayé de cacher ses sentiments, mais Médousa s’était vite aperçue de son air béat. Lolya s’était finalement confiée à son amie qui lui avait conseillé de s’en ouvrir à Amos. La jeune Noire, pourtant capable de manipuler des guèdes, de communiquer avec les esprits et d’interroger des morts, n’avait pas réussi à affronter sa peur du ridicule et la crainte d’être humiliée en se déclarant.

Depuis qu’elle avait retrouvé Amos, Lolya était indisposée par son attirance envers le porteur de masques. Elle avait souvent mal à la tête, son cœur battait la chamade et elle avait régulièrement l’estomac retourné. Tantôt elle n’avait plus d’appétit, tantôt elle dévorait sa nourriture comme une ogresse. Outre son insomnie, ses rêves, quand elle arrivait à s’endormir, étaient souvent remplis de créatures terrifiantes et de monstres angoissants sortis des profondeurs de son esprit. Tout cela sans parler des crampes, des nausées et des étourdissements qui s’emparaient d’elle lorsqu’Amos la regardait ou, pire, lorsqu’il la frôlait.

Amos assaillait ses pensées de manière incontrôlable et, se sachant peut-être encore trop jeune pour plaire au porteur de masques autrement que comme une amie, la nécromancienne oscillait entre l’espoir que son amour soit réciproque et celui d’arriver à demeurer impassible. Sans compter que la crainte que son sentiment puisse choquer Amos la préoccupait beaucoup. Ses émotions la submergeaient totalement ; à l’image d’une montagne russe, elle passait souvent de l’excitation à la déprime dans la même minute. Pour la jeune Noire, il était devenu très difficile de demeurer concentrée et d’exercer sa magie convenablement. Elle avait la tête ailleurs, et les esprits lui avaient momentanément tourné le dos.

— Bon, je vais dormir ! décida Amos dans un bâillement. À demain, Lolya… et bonne nuit. Ah oui ! Béorf a rangé les couvertures à l’arrière du bateau. Tu veux que je t’en sorte une ?

— Oui, c’est gentil. Oh ! et puis non ! Laisse tomber, je vais le faire moi-même, répondit la jeune Noire, encore un peu troublée. Je vais aussi aller dormir bientôt… Je… je… reste ici encore un peu… Alors, c’est ça, à demain. Bonne nuit !

Dans la clarté de la lune, Lolya poussa un long soupir et regarda les vagues danser autour du drakkar. Elle avait raté une belle occasion !

La Colère d'Enki
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